Extrait
"[...]Un Homme dont la pudeur est profonde rencontre des destinées et ses décisions les plus délicates sur des chemins où peu de gens s'engagent et dont ses proches et ses familiers doivent ignorer l'existence : le péril que sa vie court se dérobe à leur yeux, de même que sa sécurité reconquise. Cet homme secret, qui use instinctivement de la parole pour se taire et taire ce qui doit rester enfoui, qui invente inépuisablement des ruses pour se soustraire à la communication, cet homme, dis-je, ne désire rien tant que de voir un masque lui tenir lieu de visage dans l'esprit et le coeur de ses amis; et s'il ne le désire pas, ses yeux s'ouvriront un jour, et il verra qu'il se confond tout de même avec un masque, et que c'est bien ainsi. Tout esprit profond a besoin d'un masque; je dirais plus : un masque se forme sans cesse autour de tout esprit profond, parce que chacune de ses paroles, chacun de ses actes, chacune de ses manifestations est continuellement l'objet d'une interprétation fausse, c'est à dire plate. [...]
Il importe de se prouver à soi même qu'on est destiné à l'indépendance et au commandement, et cela au bon moment. On ne doit pas éluder l'obligation de faire ses preuves, bien qu'il n'y ait peut-être pas de jeu plus périlleux et qu'en définitive il s'agisse seulement de preuves dont nous sommes nous-même les témoins et les seuls juges. Ne s'attacher à aucune personne, fût-ce la plus aimée - toute personne est une prison, et aussi un refuge. Ne s'attacher à aucune patrie, fût-elle la plus souffrante et la plus démunie - il est déjà moins difficile de détacher son coeur d'une patrie victorieuse. Ne s'attacher à aucune compassion, s'addressât-elle à des hommes supérieurs dont un hasard nous révéla le rare martyre et l'abandon. Ne s'attacher à aucune science, nous attirât-elle par la promesse de découvertes les plus précieuses, des découvertes qu'elle semble nous réserver. ne pas s'attacher à son propre détachement, à cette volupté du lointain qui est celle de l'oiseau volant toujours plus haut pour voir l'espace s'élargir sous ses ailes, - c'est le péril de celui qui vole. ne pas s'attacher à ses vertus et ne pas sacrifier son être total à une particularité quelconque, par exemple à son goût de l'hospitalité, péril par excellence des âmes nobles et riches qui sont prodigues et comme insoucieuses d'elles-mêmes et portent jusqu'au vice la vertu de générosité. On doit savoir se garder; c'est la plus forte preuve d'indépendance. [...]"
Nietzsche, Par-delà bien et mal, Partie II : Esprit libre